Chapitre 1 – Les SHTIS : des instruments du renouvellement de la clinique en didactique

Naissance de la clinique : une archéologie du regard didactique

Le titre de cette section tire son inspiration des travaux de Michel Foucault. Ce dernier écrivit un ouvrage au nom proche en 1963[1]. Dans cet ouvrage, Foucault traite de l’archéologie du regard médical et de la naissance de ce que l’on peut nommer une méthode clinique. Nous proposons ici de considérer la démarche clinique selon une perspective historique. A cette fin, nous partirons du récit de Foucault et nous y associerons les considérations de Ginzburg quand il traite du paradigme indiciaire. Progressivement, nous spécifierons notre discours pour parvenir à une méthode adaptée à la clinique didactique et plus précisément encore à la clinique de l’action conjointe en didactique. Ce faisant, nous serons à même de décrire en quoi les SHTIS peuvent être considérés à la fois comme moyens et comme fins d’une démarche de clinique de l’action conjointe en didactique.

Arrêt sur la notion d’archéologie chez Foucault

Pour Foucault, chaque époque peut être étudiée à la lumière des strates qui en constituent la formation historique. Ces strates sont constituées par les visibilités et les énoncés dont le rapport permet de définir le savoir d’une époque donnée. Ces strates sont constitutives de ce que Deleuze nomme une archive c’est-à-dire « le recueil audiovisuel d’une époque, le visible et l’énonçable ».

De sorte que, pour Foucault (1963, p. 1) « ce qui compte dans les choses dites par les hommes ce n’est pas tellement ce qu’ils auraient pensé en deçà ou au-delà d’elles, mais ce qui d’entrée de jeu les systématise, les rendant pour le reste du temps, indéfiniment accessibles à de nouveaux discours et ouvertes à la tâche de les transformer ». On note ici la nécessité d’une fixation pérenne du discours, en vue d’une interrogation ultérieure, tout comme l’on note également la manière dont les œuvres humaines doivent être décrites à travers les systèmes dans lesquels elles s’animent.

C’est ce travail d’archéologue que Foucault entreprend. Ce travail qui consiste à discerner les contours de l’archive, à prélever cette archive pour en identifier les strates constitutives, à mettre en lumière les visibilités et les énoncés d’une époque. In fine ce travail où l’archéologue est aussi le chasseur, le pisteur… le clinicien.

Naissance de la clinique

« Lorsque Corvisart entend un cœur qui fonctionne mal, Laennec une voix aiguë qui tremble, c’est une hypertrophie, c’est un épanchement qu’ils voient, de ce regard qui hante secrètement leur audition et au-delà d’elle l’anime » (Foucault, 1963, p. 215). En quelques lignes, Foucault donne ici un aperçu très précis de ce que recouvre la démarche clinique en situation d’auscultation d’un patient.

La figure suivante[2] (figure 37) illustre cette démarche à travers l’exemple de Laennec procédant à une auscultation au XVIIIè siècle :

Figure 38. Laennec à l’hôpital Necker ausculte un phtisique devant ses élèves (1816).

La figure suivante (figure 39) obtenue après avoir opéré un jeu de netteté sur l’image précédente (figure 38) afin de ne considérer que le personnage de Laennec. Illustre selon nous encore d’avantage les propos de Foucault quant à la démarche d’investigation clinique en situation d’auscultation. Nous y avons également associé deux vignettes. L’une représente la silhouette de Laennec, extraite de l’image principale. L’autre est un zoom avant sur la tête du médecin :

Figure 39. Reprise de Laennec à l’hôpital Necker

Il est frappant de constater à quel point le regard de Laennec est intense. Tellement intense qu’on en oublierait presque qu’à ce moment précis, le médecin se sert de son ouïe pour définir de quoi souffre le malade. Le fait que Laennec tienne un stéthoscope dans sa main gauche vient amplifier l’importance du regard. Et que dire de l’aspect même du stéthoscope qui, pour un regard non averti, pourrait tout à fait passer pour une longue vue (Figure 40 ci-dessous) :

Figure 40. Le premier stéthoscope, inventé par Laennec en 1816

Ainsi, l’acte médical que constitue l’auscultation est représenté ici comme le résultat de la mise en œuvre d’un « complexe multi-sensoriel » (Deleuze, 1985). Il s’agit pour le médecin de prélever des indices, de les organiser en un faisceau cohérent lui permettant une interprétation au regard du savoir médical d’une époque. En filigrane de cette description, se jouent les deux mouvements de la clinique qui étaient esquissés dans le chapitre précédent : un premier temps de description en sémantique familière de l’action, puis un second élan de re-description dans le langage des modèles. Précisons ce qui relève de ces deux temps.

Dans le registre médical qui occupe Foucault, le premier temps est ici un temps purement perceptif. Cette perception est décrite de très belle manière, nous l’avons vu, par Foucault lorsqu’il dit : « Lorsque Corvisart entend un cœur qui fonctionne mal, Laennec une voix aiguë qui tremble, c’est une hypertrophie, c’est un épanchement qu’ils voient, de ce regard qui hante secrètement leur audition et au-delà d’elle l’anime » (op. cit). Deux sens –mais d’autres exemples pourraient en faire intervenir davantage – sont ici convoqués : l’ouïe et la vue. Si le premier est d’une relative évidence, le second peut laisser d’avantage perplexe[3]. Foucault fait ici référence à une forme de représentation de la pathologie. Ce faisceau d’indices organisés pouvant être vu comme un tableau clinique. Laennec voit l’épanchement parce que les indices sonores qu’il a prélevés sont caractéristiques de cet épanchement. Et cette caractérisation n’est possible que parce que Laennec a fait maintes fois l’expérience des mêmes indices ayant conduits aux mêmes interprétations et aux mêmes diagnostics. Par-là, l’interprétation de Laennec est fondée par une forme de prélèvement suivie d’une mise en relation. A la manière des trois princes du mythe de Serendip, Laennec prélève et interprète chaque trace, aussi infime soit elle, pour parvenir à son diagnostic.

Le second temps de la clinique est quant à lui un temps de mise en relation. Dans sa description de l’acte d’auscultation, Foucault distingue deux regards. Nous posons l’hypothèse que les relations qui animent ces deux regards symbolisent le second mouvement de la clinique tel que nous y faisons allusion depuis le chapitre précédent : « Ainsi le regard médical, depuis la découverte de l’anatomie pathologique, se trouve dédoublé : il y a un regard local et circonscrit, le regard limitrophe du toucher et de l’audition, qui ne recouvre que l’un des champs sensoriels, et n’effleure guère que les surfaces visibles. Mais il y a un regard absolu, absolument intégrant, qui domine et fonde toutes les expériences perceptives. C’est lui qui structure en une unité souveraine ce qui relève à un plus bas niveau de l’œil, de l’oreille et du tact ». L’auscultation clinique a donc débuté par le prélèvement de signes, de traces et d’indices, presque indépendamment de toute considération théorique – un regard local et circonscrit. Puis, cette suspension s’est achevée à mesure que l’interprétation du médecin s’est forgée sur le terreau du prélèvement immédiat et de sa mise en relation avec des cas identiques – un regard absolu. Et Foucault de conclure « La structure à la fois perceptive et épistémologique qui commande l’anatomie clinique et toute la médecine dérivant d’elle, c’est celle de l’invisible visibilité » (Ibid.).

Un autre élément constitutif de la démarche clinique est présent dans la scène de Laennec auscultant un phtisique (figure 37 plus haut). Il s’agit de l’ancrage collectif indispensable à la mise en évidence du diagnostic médical que le médecin cherche à poser. Foucault mentionne cet aspect crucial de la clinique hospitalière dans l’un des chapitres de naissance de la clinique : « Ainsi, se forme un groupe, constitué par le maître et ses élèves, où l’acte de reconnaître et l’effort pour connaître s’accomplissent en un seul et même mouvement. L’expérience médicale, dans sa structure et dans ses deux aspects de manifestation et d’acquisition, a maintenant un sujet collectif ; elle n’est plus partagée entre celui qui sait et celui qui ignore ; elle est faite solidairement par celui qui dévoile et ceux devant qui on dévoile. L’énoncé est le même ; la maladie parle le même langage aux uns et aux autres ». La figure suivante (figure 31) obtenu au moyen d’une discrimination du même ordre que la figure précédente (figure 30), nous semble illustrer ce propos :

Figure 41. Seconde reprise de Laennec à l’hôpital Necker

On imagine sans peine le silence pesant, à peine atténué par le chuchotement de deux élèves échangeant sur les gestes de leur maitre (figure 31, zone A, ci-dessous). De même que l’on perçoit l’intérêt de l’élève secrétaire reportant méticuleusement chaque geste et chaque parole (figure 31, zone B, ci-dessous). Que dire enfin du sérieux avec lequel le personnage central semble « faire comme si » il auscultait lui-même le patient (figure 31, zone C, ci-dessous). Et l’on sent poindre, en bout de course, l’expérience conjointe qui résulte de la scène. L’expérience ou reconnaissance et connaissances se fondent mutuellement.

Figure 42. Troisième reprise de Laennec à l’hôpital Necker

La démarche clinique ici représentée peut être redéfinie comme la résultante d’un voir-comme (Wittgenstein, 2004). Ce voir-comme, comme le rappellent Sensevy et Vigot (2017) est le fait que pour « une réalité donnée, on considère seulement certains aspects de cette réalité et on met en relation ces différents aspects pour agir ». Dans l’exemple qui nous occupe, Laennec entend la voix aigüe qui tremble comme le signe de l’épanchement[4]. Dans le registre théâtral, cette voix qui tremble aurait pu être entendue comme le signe d’une profonde timidité. Le médecin comme le professeur d’art dramatique ont tous deux su déchiffrer les signes, les traces et les indices qui s’offraient à eux pour agir dans la situation. Et ce déchiffrement, au moins pour le cas de Laennec, est rendu possible par le rapport que Laennec a su créer suite à de nombreuses auscultations et de nombreuses confrontations de diagnostiques avec ses confrères. Ce déchiffrement est un construit collectif. Ce que Fleck (2005), lorsqu’il s’emploie à considérer la syphilis comme un fait scientifique historiquement construit, nomme le « style de pensée » propre à un groupe déterminé[5].

Courte synthèse intermédiaire

A ce stade il nous semble pouvoir synthétiser ce qui vient d’être dit, quant à la démarche clinique dans le champ de la médecine, de la sorte : la démarche clinique résulte d’un double mouvement. Un premier élan est celui de la description rendue possible par une activité de perception multi-sensorielle. Ce mouvement est un acte de reconnaissance, de mise en lumière ou de mise en visibilité (Deleuze, 1990). Un second mouvement, quant à lui, est opéré au moyen d’une redescription dans le langage des modèles. Ce mouvement consiste en la formulation sous forme de connaissances, des éléments reconnus au préalable. Cette reconnaissance est à la fois individuelle et collective. Elle s’incarne en un énoncé émis à propos de la situation considérée.

Les lignes qui suivent permettent d’illustrer cette synthèse et particulièrement le recours au langage des modèles pour décrire à nouveau la situation considérée. Le lecteur, à partir de la description qui précède de l’action de Laennec, va être invité à considérer un de ses écrits majeurs à travers le « traité de diagnostic des maladies des poumons et du cœur » (1819[6]).

« Glou glou » ou le râle indicateur de l’excavation tuberculeuse

Sans opérer une analyse technique du discours médical, il s’agira de considérer quelques passages du célèbre ouvrage de Laennec. Ces passages pourront être vus comme des exemples concrets de la démarche clinique adoptée par le médecin. Ainsi, Laennec concentre son attention à créer les conditions d’existence des visibilités et des énoncés propres à la détermination de symptômes présents chez des patients phtisiques[7].

Le simple fait d’étudier le tableau analytique produit par Laennec nous permet de caractériser un ensemble d’étapes relatives à la démarche clinique proposée. Ce tableau n’est autre qu’un sommaire des entrées que le médecin se propose de suivre dans le reste de l’ouvrage. Arrêtons-nous sur la table analytique du chapitre 4 relatif au râle propre à la phtisie pulmonaire (1818, p. vj) :

Figure 43. Extrait de Laennec, 1818, p. vj

A la lecture de ce sommaire, on peut décrire la méthode que semble adopter l’auteur lorsqu’il traite du râle spécifique de la phtisie. Cette méthode semble être la suivante : il commence par considérer le râle comme porteur de signes. Puis il caractérise ce signe en fonction du contexte dans lequel il est émis (ici, le cas d’un passage de l’air dans une excavation ulcéreuse). Alors, Laennec donne les moyens d’interprétation du râle, c’est-à-dire les valeurs « normales » à partir desquelles il est pertinent de considérer le râle comme le signe d’une phtisie pulmonaire. Une fois ces indicateurs donnés, Laennec propose de considérer l’anormalité, c’est-à-dire ce qui échappe à la norme et qui peut conduire à un autre diagnostic. Enfin, il conclut en proposant des méthodes d’exploration concrètes. Attachons nous maintenant à constater la manière dont Laennec développe ces propositions.

La figure suivante (figure 44) est un extrait de la page 62. Cet extrait précise la manière dont Laennec rend compte des signes que donne le râle dans la phtisie pulmonaire :

Figure 44. Extrait de Laennec, 1818, haut de la page 62

On le voit très bien ici, Laennec s’emploie en tout premier lieu à décrire les signes du râle considéré. Pour cela, Laennec ne se contente pas de décrire ce grâce à quoi on peut caractériser le râle entendu comme un râle induisant une phtisie pulmonaire. En effet, il précise également le caractère typique de ce râle qui « ne s’entend nulle part ailleurs ». Puis, il caractérise l’intensité du symptôme et son caractère quasi univoque : « ce signe annonce l’existence d’une excavation ulcéreuse de manière presque aussi certaine que la pectoriloquie ».

Laennec poursuit ensuite comme l’indiquait la table analytique. Il propose alors ce qu’il nomme les « fluctuation sensibles dans certains cas ». Il assortit ces fluctuations d’un exemple concret, issu de sa propre expérience :

Figure 45. Extrait de Laennec, 1818, haut de la page 63

Ici le médecin fait allusion à la rareté du symptôme pris pour un autre. Au-delà de la caractérisation qui résulte de son discours, Laennec s’emploie à donner un exemple concret d’interprétation erronée et s’attache ainsi à décrire son expérience de la confusion du râle pulmonaire signe de la tuberculose avec celui de l’infiltration lente de cellules sanguines dans le poumon indiquant l’anévrysme (sic) aortique.

Puis, Laennec reprend le cours de sa description et en vient à discourir à propos « d’autres variétés de râles dans les cavernes ». Dans cette entreprise, il se sert d’une analogie et propose d’entendre le « râle indicateur des excavations tuberculeuses à moitié pleines » (Ibid. p. 63) comme le bruit caractéristique d’une bouteille que l’on renverserait pour la vider, c’est-à-dire comme le bruit du glou glou que ferait l’eau en passant le goulot de la bouteille :

Figure 46. Extrait de Laennec, 1818, pages 63-64

Laennec achève sa description en caractérisant une dernière forme typique pouvant conduire au diagnostic de la tuberculose. Cette fois-ci il alterne, dans le même paragraphe, la description savante du signe considéré et son incarnation chez le patient. Pour cela, Laennec reconstitue le témoignage caractéristique du patient :

Figure 47. Extrait de Laennec, 1818, bas de la page 64

L’étude qui précède, bien que modeste, nous semble riche de sens quant à la description de ce que recouvre la démarche clinique d’auscultation d’un patient potentiellement atteint de phtisie. Il peut permettre à certains égards, une forme de généralisation à la clinique du regard médical telle que l’a produite Foucault. Cette généralisation est possible si l’on considère l’étude comme un « exemple emblématique » (Sensevy & Vigot, 2016), c’est-à-dire en jetant la théorie dans la pratique, ou bien encore en créant une ascension de la formule abstraite qu’est le concept à son incarnation dans un exemple concret[8].

Dès lors, on s’aperçoit que les deux mouvements évoqués jusqu’ici comme constitutifs de la démarche clinique semblent intimement mêlés. L’exemple précédent montre en effet une forme d’alternance entre le discours savant et son exemplification au moyen du concret des situations vécues, entre les manifestations du signe et leurs mises en discours par le recours à une grammaire adaptée. Ainsi, « entre les mots et les choses, une alliance nouvelle s’est nouée, faisant voir et dire, et parfois dans un discours si réellement « naïf » qu’il paraît se situer à un niveau plus archaïque de rationalité, comme s’il s’agissait d’un retour à un regard enfin matinal » (Foucault, 1963, préface).

De la phtisie à la recherche en didactique : de la clinique… encore

Positionnement

Il s’agit de caractériser les propos qui précédent dans le registre de la recherche en didactique. Pour cela, nous prendrons appui sur les travaux de l’école genevoise, plus précisément ceux des membres – actuels ou passés – de la Faculté de Psychologie et de Sciences de l’Éducation de Genève (Leutenegger, 1999 ; Leutenegger, 2000 ; Schubauer-Leoni & Leutenegger, 2002), d’une part. D’autre part, sur la note de synthèse pour l’habilitation à diriger les recherches de Gérard Sensevy (Sensevy, 1999) et par filiation directe, sur l’ensemble des travaux menés au sein du « séminaire théorie de l’action et action du professeur[9] » depuis 2004. Le choix de ces deux terrains ne nie pas l’existence d’autres lieux de mise en œuvre d’une approche clinique en didactique. Par exemple, la didactique clinique de l’Education Physique et sportive (EPS), portée notamment par l’équipe toulousaine réunie autour d’André Terrisse (voir notamment Terrisse, 1999, 2000, 2007 ; Terrisse, Carnus & Sauvegrain, 2002 ; Buznic-Bourgeacq & al, 2008 ; Buznic-Bourgeacq, 2013). Toutefois, ce courant d’inspiration psychanalytique porte particulièrement son attention sur l’acteur (généralement l’enseignant) alors même que notre attention se porte sur l’action, dans une perspective systémique. Ainsi, dans leur article de 2002, Mercier, Schubauer-Leoni & Sensevy indiquent que « la clinique produit des formes organisatrices, systématiques et structurantes, des observables » (p. 12). Leutenegger (2000, p, 218) précise d’avantage lorsqu’elle définit ce qu’elle nomme « la clinique pour le didactique ». La définition qu’elle donne est ainsi la suivante :

« Il ne s’agit pas d’étudier cliniquement des cas d’élèves ou éventuellement des cas d’enseignants, mais de créer une clinique des systèmes, ce qui n’est pas banal puisque, le plus souvent, l’abord clinique concerne une clinique des personnes […]. Le propos est ici très différent : l’élève est l’une des instances d’un système comprenant une autre instance humaine, l’enseignant, et des savoirs, respectivement à enseigner et à apprendre, et c’est bien l’étude de ces systèmes de relations ternaires en situation didactique […] qui est abordée de façon clinique » (Leutenegger, Ibid.).

Sensevy (1999, p. 24) quant à lui, spécifie lui aussi ce qu’il entend par « clinique du didactique ». Pour cela, il reprend les conclusions de l’étude des travaux de Foucault en les spécifiant au champ de l’enseignement et des apprentissages :

« Je fais donc l’hypothèse qu’une mutation fondamentale est en train de s’opérer, d’une théorie pédagogique des espèces, dont les taxonomies qui s’efforcent de rendre compte des pratiques de classe me semblent constituer un idéaltype, à une clinique du didactique, fondée sur l’analyse des multiplicités de la relation didactique au sein d’une relation nouvelle entre visible et énonçable ».

Comme Foucault l’exprimait déjà dans son analyse de la naissance de la clinique médicale, les deux terrains qui nous inspirent plaident pour un retour aux choses même, c’est-à-dire un retour à la réalité foisonnante de la classe (Leutenegger, 2000, p. 223) en portant son intérêt sur le didactique ordinaire d’une classe quelconque (Shcubauer-Leoni & Leutenegger (2002, p. 228)). A cette fin, l’école genevoise comme Sensevy, proposent un ensemble de moyens et de principes que nous nous proposons de décrire maintenant.

De la trace à l’indice, de l’indice au signe : le paradigme indiciaire

Nous avons déjà esquissé, dans le chapitre précédent, les fondements du paradigme indiciaire hérité de Ginzburg (1989). Il s’agit, comme l’explique Leutenegger (Ibid. p. 235) d’une méthode ayant pour « principe une analyse ascendante : on remonte du fait particulier sous forme de trace à des phénomènes plus généraux ». Pour Sensevy (1999, p. 29) citant Ginzburg, il s’agit de se doter de la « capacité à remonter de faits expérimentaux[10] apparemment négligeables, à une réalité qui n’est pas directement expérimentable ». Et Sensevy de poursuivre « ce paradigme est donc un paradigme de la trace, à laquelle il s’agit de donner un sens en l’inscrivant dans une constellation déterminée » (voir aussi Sensevy, 2014). Schubauer-Leoni & Leutenegger (2002, p. 248) précisent que l’objet de la démarche clinique en didactique n’est pas de » relater l’histoire de ce qui s’est passé en se contentant de dire qu’elle s’est effectivement produite ‘’ainsi’’« . L’objet est plus ambitieux car il est également explicatif. Au récit de ce qui s’est passé in situ apparaît en écho le langage des modèles de sorte que le « conte » devient une « démonstration ». Ce procédé, à la fois par la bivalence des points de vue (sémantique familière et langage des modèles) qu’il permet d’avoir sur une situation donnée et par la rigueur scientifique (celle de la démonstration) qu’il suppose, permet alors une forme de généralisation. La portée de la démarche clinique se voit ainsi puissamment augmentée. Il ne s’agit plus de faire la seule étude d’un cas singulier, mais bel et bien de prétendre à une forme de généralisation à partir d’un cas. Leutenegger (2000, p. 235) parle d’un « principe d’analyse ascendant » tandis que Sensevy (1999, p. 30) traite d’une « démarche radicalement inductive ». Caisson (1995) quant à lui, reprend les termes de Peirce et décrit la démarche comme celle d’une « induction abductive ». Pour Bazin (2000), enfin, la généralisation se fait par « la transformation de l’altérité et de son étrangeté apparente en différence connue c’est-à-dire maitrisable ». Pour ces quatre auteurs – mais il y en aurait d’autres – il y a donc l’idée d’une ascension de l’obtenu, si infime soit-il, à un faisceau, une constellation signifiante permettant une forme de généralisation. Ce principe de généralisation est repris par Sensevy (Ibid.p.31) en ces termes : « la démarche clinique, indiciaire, inductive, trouve son accomplissement dans la mise en confrontation des singularités[11] ». Mais le terme « généralisation » ne doit pas abuser. Dans la clinique que nous élaborons, il s’agit de créer des exemples emblématiques des phénomènes étudiés (en particulier), et à tester cette emblématicité. La généralisation dont nous parlons ici, c’est précisément cette emblématicité en tant qu’exemple à fort pouvoir d’analogie paradigmatique.

Plus loin il poursuit en témoignant de sa conviction quant à « la nécessité à penser conjointement la singularité des personnes et une certaine ‘’universalité’’ : celle des « mécanismes »’ par lesquels le travail institutionnel s’accomplit et celle qui peut être construite par l’usage des catégories théoriques dans la description des actions du professeur ». Et Sensevy de conclure, en dépassant le cadre de la démarche indiciaire pour traiter du cadre général de la relation entre cette démarche particulière et la théorie dans laquelle elle s’anime :

« A la relation clinique-théorie s’entrelace ainsi une autre relation, celle entre l’individu particulier et l’universel auquel pourront prétendre, sous conditions, certaines formes d’acculturation et certaines descriptions théoriques ».

L’universel en question est une forme d’universel concret au sens de Marx, c’est-à-dire un tout qui « enveloppe toutes les déterminations particulières de l’existence empirique » (Dufour-Kowalska, 1980, p. 153).

Les discours bavards des systèmes doivent s’interrompre[12] : de la nécessaire – mais provisoire – suspension du travail théorique

L’un des principes essentiel de la démarche clinique est une forme de mise entre parenthèses de toute tentative de taxonomie, de catégorisation ou de classification. Ce principe est pour Leutenegger (2000, p. 233) un moyen de garantir le fait de ne pas « donner a priori une valeur différente aux traces ». En d’autres termes, cette suspension provisoire de toute interprétation théorique est un moyen de rester ancré dans la démarche indiciaire que nous décrivions à l’instant. Dans le chapitre précédent, nous évoquions cette suspension comme une première étape permettant le « retour aux choses mêmes ». Ce retour, étant in fine pour Merleau-Ponty (1961) une forme de mise à nu des intentions contenues dans les actions observées. Mais si l’objectif final est l’accès à l’intention, aux motifs et à une forme d’intelligibilité de l’action, il s’agit en premier lieu d’opérer une forme de description dénuée d’intention. Pour traiter de ce discours en sémantique naturelle de l’action, Sensevy (1999, p. 36) s’inspire des travaux de Quéré (1993) qu’il cite en ces termes : « Selon l’auteur, certaines des caractéristiques de ce langage de l’action sont les suivantes : “Les « accounts » ne sont ni des descriptions de l’expérience de l’action, ni des représentations des états internes qui ont animé, mû, motivé les agents … ».

Dans le domaine qui nous occupe – celui de la didactique – ce temps de suspension est donc un temps de description en sémantique familière de l’action. Pour illustrer ce que représente ce type de discours sur l’action, nous invitons le lecteur à reprendre un passage déjà vu lors du chapitre précédent. Ce passage est le suivant[13] et la portion rédigée en sémantique familière de l’action y figure en gras. Il reprend ce qui a déjà été montré au sein de la figure 12ter : un second temps de description au moyen de l’espace dédié) :

Seconde description : Contraintes et possibilités d’action dans la situation en vertu du milieu précédemment décrit et des relations entre élève et professeur

Le « milieu » tel qu’il vient d’être décrit permet ou non certaines actions

L’élève et le professeur ont des habitudes de travail. Ils ont également leurs propres connaissances issues d’expériences antérieures, des connaissances déjà-là

Ces habitudes d’action et ces connaissances déjà-là les orientent dans la situation et leur ouvrent des possibilités pour agir

Dans ce court extrait par exemple, on le voit sur le film d’étude, le professeur commence par saisir le poignet droit de l’élève pour le placer au début du texte, en haut de la page de gauche 

Dans le même temps, l’enseignante donne une consigne générale comme elle le ferait dans toute séance

« alors tu vas utiliser tes doigts, alors on va travailler sur « dessine un bonhomme », euh je pense que tu vas pouvoir lire ce qu’il y a ici »

Habituée à ce fonctionnement, l’élève positionne ses doigts sur la première lettre en braille et débute la lecture

La structure de l’ouvrage, comme le rappelle cette illustration, voit le début du texte en braille aligné sur le bord de la page

Cette structure permet à l’élève de repérer facilement le début de chaque phrase

La consigne et le milieu matériel avec lequel l’élève compose permettent à l’élève de répondre aux attentes du professeur

Figure 48. Un premier élan de description en sémantique naturelle de l’action

Une première erreur aurait été de penser que la description en sémantique familière de l’action était synonyme de description « pauvre ». Nous entendons « pauvre » au sens d’une description en langage rudimentaire. On le voit dans la figure 48, l’objet est bien de suspendre la catégorisation théorique et de dénuer le discours de toute forme d’intention. Le propos ne vise qu’à décrire les faits observés dans un langage aussi neutre que possible.

Nous venons de le voir, ce temps de suspension du regard théorique, que Foucault exprimait déjà lorsqu’il disait que « les discours bavards des systèmes doivent s’interrompre » (Deleuze, 1963, p. 107) ne constituent qu’une interruption. Cette interruption qui rend possible un premier mouvement de description aide également à la garantie des assertions théoriques qui seront opérées dans un second temps. C’est ce qu’indique Sensevy (1999, p. 28) :

« C’est dire que l’approche clinique, si elle s’ancre dans la suspension théorique, ne le fait que pour produire un réseau descriptif qui puisse contraindre aussi fortement que possible le théorique. Ce n’est qu’à ce prix que celui-ci, en retour, pourra produire des catégorisations utiles à la description clinique, qui permettront d’y réintroduire la causalité (au sens large de ce terme) ».

Après la suspension, la catégorisation : la redescription

Vient alors le temps du second mouvement clinique. Ce temps est celui de la redescription dans le langage des modèles[14]. Il consiste à opérer une traduction de ce qui a été décrit en prenant soin d’y inclure l’intentionnalité que l’on avait pris soin d’éluder provisoirement. Il s’agit, comme le rappelle Sensevy (1999, p. 26) de procéder à une « interprétation de l’action ». Et cette interprétation se fait en prenant soin de s’approcher du cœur des situations en catégorisant la description finement élaborée précédemment.

Il y a là l’idée d’un étagement des descriptions, ce que Descombes (1998) nomme un « pluralisme descriptif ». Ce type de description seconde a à avoir avec la notion de « description épaisse » que Descombes emprunte à Ryle et que Sensevy (2009) renomme « description dense orientée ». Il s’agit de « reconstruire le sens que l’acteur accorde à son action » (Ibid.) en utilisant un modèle théorique qui porte l’interprétation.

L’exemple ci-dessous reprend celui qui a été utilisé précédemment (figure 38) et l’enrichi de la redescription dont le lecteur a déjà pu prendre connaissance dans le chapitre précédent. Ici encore, les portions en gras sont celles qui correspondent aux deux types de description que nous souhaitons illustrer :

Description « suspendue » :
en sémantique familière de l’action
Description dense :
dans le langage des modèles
Seconde description : Contraintes et possibilités d’action dans la situation en vertu du milieu précédemment décrit et des relations entre élève et professeur

Le « milieu » tel qu’il vient d’être décrit permet ou non certaines actions

L’élève et le professeur ont des habitudes de travail. Ils ont également leurs propres connaissances issues d’expériences antérieures, des connaissances déjà-là

Ces habitudes d’action et ces connaissances déjà-là les orientent dans la situation et leur ouvrent des possibilités pour agir

Dans ce court extrait par exemple, on le voit sur le film d’étude, le professeur commence par saisir le poignet droit de l’élève pour le placer au début du texte, en haut de la page de gauche 

Dans le même temps, l’enseignante donne une consigne générale comme elle le ferait dans toute séance

« alors tu vas utiliser tes doigts, alors on va travailler sur « dessine un bonhomme », euh je pense que tu vas pouvoir lire ce qu’il y a ici »

Habituée à ce fonctionnement, l’élève positionne ses doigts sur la première lettre en braille et débute la lecture

La structure de l’ouvrage, comme le rappelle cette illustration, voit le début du texte en braille aligné sur le bord de la page

Cette structure permet à l’élève de repérer facilement le début de chaque phrase

La consigne et le milieu matériel avec lequel l’élève compose permettent à l’élève de répondre aux attentes du professeur

Dans la théorie de l’action conjointe en didactique, nous utilisons la notion de jeu pour modéliser les situations

Ici, le jeu auquel le professeur invite l’élève à jouer en ce tout début de séance est un jeu qu’on pourrait nommer ainsi « Lire le texte en braille de l’album Petit Point dessine un bonhomme »

Comme la première description du film d’étude l’a montré, l’élève habituée à ce type d’exercice de lecture en braille, déchiffre les attentes du professeur. Ce déchiffrement des signes exprimant les habitudes d’action dans la classe, nous l’appelons « sémiose du contrat ». « Sémiose », parce qu’il s’agit d’un processus de déchiffrement (et de production !) de signes. « Du contrat », parce que ce système d’habitudes et de connaissances déjà-là, nous le nommons « contrat didactique »

Pour mener à bien le jeu de lecture, l’élève compose avec un système symbolique cohérent, celui du livre « Petit Point dessine un bonhomme ». Nous appelons « milieu » ce système symbolique, qui va peu à peu se constituer comme tel pour l’élève, grâce aux propriétés « signifiantes » de ce milieu (lignes en braille alignées sur le bord de la page). Il s’agit ici d’une seconde sémiose, d’un second processus de déchiffrement (et de production !) de signes. C’est la sémiose du milieu

On voit donc ici la double sémiose que l’élève doit engager. Il doit déchiffrer les signes produits par le professeur, sémiose du contrat. Il doit déchiffrer les signes qui constituent la structure symbolique du livre, sémiose du milieu

Figure 49. Description et redescription

En procédant ainsi, le champ de la didactique -telle que nous la concevons – a pu se doter d’une démarche scientifique cohérente visant à produire un « complexe organisé de niveaux de description » (Descombes, 1998, p. 52). Inscrit dans une logique indiciaire, le chercheur prélève chaque trace et chaque indice en vue de concevoir une constellation déterminée et signifiante. Sur la base de cette constellation, il peut s’adonner à un premier temps de description de l’action en adoptant une forme de discours dénuée de toute intention. Puis il peut faire « ‘’acte de configuration’’ [des signes] sous couvert d’unités de sens théoriques » (Schubauer-Leoni & Leutenegger, 2002) en se livrant à une redescription dans le langage des modèles. Pour conclure provisoirement sur cette partie, nous reprendrons l’hypothèse émise par Sensevy (1999, p. 24) :

« Je fais donc l’hypothèse qu’une mutation fondamentale est en train de s’opérer, d’une « théorie pédagogique des espèces », dont les taxonomies qui s’efforcent de rendre compte des pratiques de classe me semblent constituer un idéaltype, à une « clinique du didactique », fondée sur l’analyse des multiplicités de la relation didactique, au sein (comme pour la clinique médicale en son temps) d’une relation nouvelle entre visible et énonçable ».

Il nous semble, mais le lecteur en décidera, que l’objet de nos travaux est de créer les lieux où seront donnés à voir et à comprendre dans une démarche clinique, les visibles et les énonçables propres à la relation didactique. Les lignes qui suivent auront vocation à plaider pour cela.

Les apports de la Théorie de l’Action Conjointe en Didactique : de la clinique… toujours

Il semble être d’usage, lorsque l’on se réclame de travaux inscrits dans le courant de la Théorie de l’Action Conjointe en Didactique (TACD), de citer les publications telles que Sensevy, 2006 ; Sensevy & Mercier, 2007 ; Sensevy, 2011 ; Gruson & al, 2012). Puis d’inscrire ces mêmes travaux dans une tradition plus large, issue des travaux de Blumer (2004) et de Mead (2006). D’ordinaire toujours, on tire de ces travaux emblématiques un ensemble d’énoncés abstraits, voire d’assertions théoriques. Ainsi pourrait-on croiser dans ces travaux des assertions du type : la Théorie de l’Action Conjointe en Didactique a pour objet d’étude les transactions entre élèves et professeur confrontés à l’enseignement-apprentissage d’un savoir dans un milieu donné. Ou bien encore : la TACD se donne pour objet la modélisation de l’action didactique en recourant au modèle du jeu et en se dotant d’outils théoriques tels que le triplet des genèses, la double dialectique contrat-milieu/réticence-expression. Mais dés 2006 pourtant, Sensevy (p. 220) rappelle que l’ambition doit être plus grande. Il précise ainsi qu’au-delà du « système d’énoncés abstraits », doivent être construites des « modélisations concrètes, ramenées à des situations didactiques spécifiques de savoirs précis ». En d’autres termes, dés 2006 (et même dés 1999 si on y est attentif) la Théorie de l’Action Conjointe en Didactique s’ancre, ou pour mieux dire est déterminée par les relations qui unissent l’abstrait et le concret. Or, comme nous l’évoquions, jusqu’ici (à l’heure où ces lignes sont écrites nous sommes fin 2017), la majorité des travaux s’est centrée sur la production de formules abstraites à propos de l’action didactique. Ce travail de détermination des concepts répond à une demande académique et il a sa portée, indéniable. Le plonger dans l’empirie dans un but illustratif est une première étape dans la concrétisation des formules abstraites déterminées.

En ce qui nous concerne, il ne s’agit pas seulement d’illustrer une formule abstraite par un exemple de pratique. Notre ambition est de concevoir des exemples emblématiques, ce que nous évoquions précédemment en s’inspirant du vocabulaire de Kuhn (2008), en parlant d’exemple à fort pouvoir d’analogie paradigmatique. Un collectif[15] déjà mentionné précédemment, le « séminaire théorie de l’action et action du professeur » s’emploie depuis plus de dix ans, à produire les formules abstraites issues de la TACD mais également à les illustrer, les exemplifier, par des exemples emblématiques. En d’autres termes, il s’agit pour ce collectif de créer des références concrètes aux énoncés théoriques qui les animent. Ce travail de création de référence se fait au moyen d’un renversement du paradigme classique d’ascension du concret à l’abstrait, nous allons le voir plus loin dans ce chapitre.

Des personnages de l’action aux exemples emblématiques : l’évolution d’un programme de recherche

En 1999 déjà, (Sensevy 1999 p. 158) Sensevy proposait en conclusion de l’un des chapitres de sa note de synthèse pour l’habilitation à diriger des recherches, les termes d’un programme de recherche. Ce programme visait à « pouvoir construire, pour interpréter l’action, ce que j’ai appelé des personnages de l’action, qui ne seront jamais seulement des personnes, mais des individus propres au sein de situations précises dans une institution donnée. Le travail, dans la durée, consistera alors à créer un ensemble de personnages de l’action, dont la comparaison raisonnée permettra de constituer un arrière-fond pertinent à l’enquête, et un système de significations sur lequel pourront s’établir les théorisations ». L’ancrage semble être précisément le même que la démarche que décrira Bazin (2000). En traduisant les formes d’altérité en différences (re)connues, donc maîtrisables, on parvient à comprendre les déterminants des actions observées, et plus généralement encore, on comprend l’ensemble des actions du même ordre. Si l’on rapporte cette vision concrète d’une situation donnée à sa description conceptuelle, il nous semble pouvoir dire que l’ensemble ainsi constitué peut représenter ce que Kuhn (1990) nomme un paradigme.

Kuhn attribue deux sens au terme « paradigme ». Un premier sens est celui de « matrice disciplinaire », c’est-à-dire un ensemble d’objets d’adhésion d’une communauté scientifique donnée. Le second sens est un sous-ensemble du premier (Kuhn, p. 392). Il s’agit des exemples-emblématiques (que Kuhn nomme les « exemplars ») ou bien encore des « exemples étalons » (Kuhn, p. 408) qui correspondent à la fois aux problèmes posés à une communauté scientifique et à la solution à ces problèmes. La puissance de ces exemples réside dans le fait que la forme d’adhésion qui les caractérise assure une compréhension quasi immédiate de la situation qu’ils illustrent. En d’autres termes, les exemples emblématiques sont les garants d’une forme d’entendement conjoint d’une situation donnée.

Si l’on considère le champ de la didactique, il existe finalement très peu d’exemples-emblématiques susceptibles d’être érigés comme tels. « L’âge du capitaine » pourra certainement prétendre à une telle définition, au minimum, pour la communauté des didacticiens des mathématiques. Rappelons à toutes fins utiles la situation princeps : une équipe de l’IREM de Grenoble a souhaité vérifier l’hypothèse selon laquelle « les enfants prennent en compte l’adéquation des données à la question posée » (Équipe élémentaire, 1979) lorsqu’ils sont en situation de résolution de problème. L’équipe enseignante propose alors le fameux problème de l’âge du capitaine : « sur un bateau il y a 26 moutons et 10 chèvres. Quel est l’âge du capitaine ? ». A leur grand étonnement, une grande proportion des élèves (78 % des élèves considérés) donna une réponse en se servant des données du problème. Ceci amena l’équipe à conclure qu’il paraissait « très important de ne pas se borner à coller une allure de concret sur un modèle mathématique que l’on veut faire reconnaître et appliquer aux enfants, mais de faire très attention à ce que « l’histoire » que l’on raconte en même temps ait un sens pour les enfants ». Ici, le problème mathématique de l’âge du capitaine fonctionne à la manière des effets « Jourdain » ou « Topaze » dans la communauté des didacticiens. Cette situation emblématique constitue ainsi l’arrière-plan commun, la référence commune qui permet l’érection du paradigme. De ce point de vue, le paradigme a quelque chose de l’ordre d’un héritage scientifique collectif.

Mais en quoi la situation de « l’âge du capitaine » est-elle un exemple emblématique ? Pour son travail de thèse, Lefeuvre (2018) a produit une liste de six dimensions permettant de juger du caractère emblématique d’un exemple particulier. Ces dimensions sont les suivantes : (1) la dimension coopérative, (2) la dimension didactique, (3) la dimension épistémologique, (4) la dimension épistémique, (5) la dimension initiatique et (6) la dimension heuristique.

En quoi la situation « l’âge du capitaine » renvoie-t-elle à ces dimensions, ou en d’autres termes, peut-on dire qu’elle est emblématique ?

Cette situation est collaborative (1) dans la mesure où elle concerne au minimum la communauté des didacticiens des mathématiques, voire celle des didacticiens de toutes disciplines confondues. Elle comporte également une dimension didactique (2) relative aux connaissances du fonctionnement de la dialectique contrat-milieu en classe élémentaire. Elle s’appuie sur une certaine épistémologie (3), par exemple celle de la théorie des situations de Brousseau. Elle comporte (4) la dimension épistémique en tant qu’elle constitue une forme de savoir de référence pour les professeurs qui enseignent les mathématiques, leurs formateurs, les chercheurs du domaine. Enfin, elle relève d’une dimension (5) initiatique dans la mesure où elle incarne un style de pensée de la communauté des didacticiens des mathématiques et elle est (6) heuristique en tant qu’elle exhibe des causes qui permettent de comprendre des situations réelles du monde.

Ainsi, si l’évocation de la situation « l’âge du capitaine » permet à toute la communauté des didacticiens des mathématiques de saisir précisément de quoi l’on parle, c’est qu’à l’énoncé de la formule abstraite nommant la situation, tout didacticien est capable de référer une forme d’universel concret, au sens de Marx[16]. La situation est alors constituée d’« une riche totalité de déterminations et de rapports nombreux » (Marx, 1857). En d’autres termes, les membres de la communauté des didacticiens des mathématiques (pour le cas d’espèce qui sert notre propos) sont capables de lier la formule « l’âge du capitaine » à une série de situations concrètes dont ils ont été les témoins.

Ces liaisons se font, comme nous le suggérions plus haut, en s’exerçant à repérer les similitudes et les marques d’altérité entre plusieurs situations relativement à une configuration de référence. Cette recherche d’air de famille est de l’ordre de la pensée par analogie. Au début du second chapitre de son ouvrage de 1966, Foucault énonce quatre régimes essentiels de similitude[17]. Parmi ceux-ci, nous retenons celui de l’analogie en tant qu’il « est au fond un espace de rayonnement. De toutes parts, l’homme est concerné par lui ; mais ce même homme, inversement, transmet les ressemblances qu’il reçoit du monde. Il est le grand foyer des proportions, le centre où les rapports viennent s’appuyer et d’où ils sont réfléchis à nouveau » (p. 38). Dans l’ordre de la similitude, l’analogie est donc la recherche du lien, des rapports qui unissent les entités et qui en permettent la comparaison. Foucault, à ce sujet, s’appuie sur les travaux de Pierre Belon[18]. Nous les reprenons à notre compte en adjoignant au texte de Foucault les planches anatomiques auxquelles l’auteur fait référence :

Figure 50. Anatomie humaine et anatomie volatile par Belon 1555

« On·sait comment Pierre Belon a tracé, et jusque dans le détail, la première planche comparée du squelette humain et de celui des oiseaux : ‘’on y voit l’aileron nommé appendix qui est en proportion en l’aile, au lieu du pouce en la main ; l’extrémité de l’aileron est comme les doigts en nous ; l’os donné pour jambes aux oiseaux correspondant à notre talon ; tout ainsi qu’avons quatre sortes es pieds, ainsi les oiseaux ont quatre doigts desquels celui de derrière est donné en proportion comme le gros orteil en nous’’(Belon, 1555, p. 36) » (Foucault, 1966, p. 37).

Si nous sommes sensibles à cet exemple précis[19] alors que Foucault en donne d’autres, c’est qu’il illustre la manière dont l’analogie est aussi une recherche de différence. Il y a une sorte de dialectique à laquelle nous invitait déjà Bazin (2000), entre la recherche de différences et la quête de ressemblances. Dès lors, « par l’analogie toutes les figures du monde peuvent se rapprocher » (Foucault, 1966, p. 37).

Dans l’infinité des analogies concrètes qu’il serait possible de faire, une sorte de limite peut être atteinte. Selon Descola (2017), ce seuil se fixe en fonction d’un gabarit. Ce gabarit n’est autre que l’homme lui-même/ L’individu qui opère une action de réduction du système d’interprétations possibles du monde, en vue de mieux le comprendre. C’est en cela que l’analogie à laquelle nous souscrivons et pour laquelle nous plaidons est paradigmatique. En effet, il s’agit de créer de la correspondance entre macrocosme et microcosme (Ibid.), ou, pour le dire autrement, d’animer un ensemble d’exemples particuliers à travers une relation d’analogie avec une formule abstraite des choses exemplifiées. L’objectif, in fine, est de tendre vers un entendement universel d’une pratique considérée.

D’une manière générale, et bien que d’aucuns s’accordent pour faire du recours à l’analogie un recours incessant pour agir dans le monde, un renversement s’opère par rapport à la pensée occidentale traditionnelle. Ainsi comme l’indiquent Sensevy & Vigot (2016) l’analogie paradigmatique nous plonge dans « une vision marxienne des rapports du concret et de l’abstrait, dans le sens où l’activité scientifique organise l’ascension de l’abstrait au concret ». Il s’agit alors, comme nous l’évoquions plus haut de « de décrire le sens pratique des agents, leur sens du jeu et donc d’effectuer une « première reconnaissance » de la logique (de la) pratique. Mais ce modèle, tel quel, ne rend pas justice à la complexité du concret : l’ascension de l’abstrait au concret consiste donc à « plonger » cette formule abstraite au sein de différents concrets, de différents particuliers, […] pour lui donner peu à peu une référence de plus en plus variée. L’exhibition de la logique pratique est alors conçue non pas comme la seule déduction d’un modèle en tant que formule abstraite, mais dans la production d’un n-uplet du type (modèle M1, exemple 1, exemple 2, etc.). ». La figure suivante (figure 51) tente de rendre compte du processus qui préside à cette ascension :

Figure 51. L’ascension de l’abstrait au concret : créer des références concrètes à une formule abstraite

Ainsi, l’objet de la recherche en TACD s’élargit. Il ne s’agit plus seulement de décrire des personnages de l’action comme y invitait Sensevy (1999), ou pour reprendre Descola (2017) de décrire des microcosmes particuliers qui s’animent dans une histoire. Il s’agit également de créer les conditions d’expression des exemples emblématiques qui illustrent telles ou telles formules abstraites. Les systèmes que nous produisons sont précisément des instruments qui donnent à voir et à comprendre la concrétude des choses, leurs accomplissements. Tel est du moins le programme de recherche que nous souhaitions mener au sein de la TACD[20].

Pour parfaire ce programme de recherche, nous aménageons dans nos systèmes des temps de fiction[21]. Il s’agit de proposer une forme de réel alternatif potentiel qui permette de penser la situation dont on vient de faire l’expérience comme pouvant se dénouer différemment. Les lignes qui suivent ont pour objet d’illustrer cela.

Laennec et la pensée par contrefactuels

L’idée générale qui vient d’être exprimée est de définir un processus d’ascension de l’abstrait des formules et des énoncés au concret des situations et des expériences, et donc de la culture. Cette ascension est rendue possible par la création de références concrètes variées aux formules abstraites. Ces références s’incarnent sous la forme d’une suite d’exemples emblématiques. Dans cette perspective, la TACD s’est dotée d’un outil pour penser la pluralité des références particulières qui jalonnent le chemin de cette l’ascension. Sensevy & Vigot (2016) ont récemment produit un article qui traite de cet outil théorique. Ce dernier est nommé « stratégies contrefactuelles ». Pour Sensevy & Vigot (Ibid.), « l’une des fonctions principales [des stratégies contrefactuelles] tient précisément dans le processus de concrétisation des « formules abstraites » que constituent les modèles ». Penser par contrefactuels[22], c’est proposer d’autres possibles, c’est imaginer des alternatives et aboutir à d’autres issues pour l’action. Il s’agit alors de considérer le système de contraintes et de ressources présent dans une situation donnée, pour constituer l’arbre des actions possibles à réaliser.

Si l’on revient à la naissance de la clinique médicale, et plus précisément encore à l’acte d’auscultation, on perçoit l’intérêt (parfois vital), d’une telle stratégie de pensée. Ainsi lorsque Laennec se penche sur le malade, il porte en lui un faisceau d’hypothèses, de causes possibles à un symptôme (ce que nous venons de qualifier de contrefactuels) qui lui permettent de poser son diagnostic.

Nous l’évoquions en note de bas de page, la notion de contrefactualité est utilisée dans plusieurs domaines. La médecine d’urgence base la prise en charge des pathologies sur une stratégie de ce type.

La figure à suivre (figure 42) résume cette idée. Elle donne à voir et à comprendre le déploiement des stratégies contrefactuelles lors d’une enquête en médecine d’urgence. L’origine de l’enquête est une difficulté respiratoire, appelée « dyspnée ». Ce symptôme a deux principales origines[23], l’une pulmonaire, l’autre cardiaque. L’enquête, dont l’objet est justement de définir l’origine du trouble peut être menée de deux manières différentes :

Figure 52. stratégies d’enquête pour déterminer l’origine d’une dyspnée aiguë

Dans cette figure, on constate que la stratégie déployée est fonction d’une dialectique « part de l’expérience dans le traitement de l’urgence / part de la dimension juridique[24] dans le traitement de l’urgence ». Selon que le praticien oriente son action en fonction de l’une ou l’autre des deux dimensions, il déploie une stratégie différente. Dans les faits -nous aurions pu dire « dans le concret de la situation »- une fois le symptôme retenu, tout urgentiste procédera à une auscultation cardio-pulmonaire. La notion de contrefactualité apparaît à l’issue de ce premier temps. En effet, selon le degré d’expérience et/ou la part de la prise en compte de l’aspect juridique dans le traitement de l’urgence, deux stratégies se dessinent. La première, consistera en un examen clinique approfondi (auscultation et anamnèse), tandis que la seconde se basera sur l’utilisation de tests et d’instruments.

Il est important de noter que, dans cet exemple, les deux stratégies doivent conduire à poser un diagnostic identique, donc au traitement efficace de l’urgence.

Pour la TACD[25], si la pensée par contrefactuels est également mobilisée, elle ne s’inscrit pas dans cette recherche de diagnostic. Lors d’une enquête didactique, le devenir du savoir est relativement connu. Il a fait l’objet d’un recueil et d’une description. La pensée par contrefactuels intervient au moment de l’analyse. Elle consiste à déterminer des pistes qui n’ont pas été suivies par les acteurs en présence dans une situation mais qui auraient permis de poursuivre les mêmes enjeux de savoir. Cette distinction entre enquête médicale et enquête didactique est d’importance. En effet, la première est prescriptive et a clairement un but curatif. La seconde, quant à elle, est descriptive – même si son objet peut être de transformer les pratiques. Dans ce cas, l’objet de l’enquête didactique est alors de transformer la réalité pour mieux la comprendre et ainsi à nouveau la transformer dans une dynamique itérative. La figure suivante, extraite de Sensevy, Quilio, Forest & Morales (2013, p, 1042), permet de rendre compte de cette dynamique :

Figure 53. Le schéma Deweyen

La Fontaine et la pensée par contrefactuels

L’exemple à suivre, extrait d’un SHTIS que nous avons co-conçu, a pour but de donner à voir et à comprendre la manière dont la pensée par contrefactuels peut venir irriguer l’analyse didactique. Ce SHTIS peut être consulté dans son intégralité ci-dessous, ceci dit, seuls de courts extraits seront mobilisés dans la suite du propos :

La situation prend place dans une ingénierie didactique dont l’objet est la conception d’une séquence d’enseignement de la fable « le loup et l’agneau » en cours moyen. Ce travail d’ingénierie a donné lieu à une thèse (Lefeuvre, 2018). Nous invitons le lecteur à se référer à ces travaux pour une vision claire et précise du travail d’ingénierie et une idée du devenir de l’intégralité de la séance. L’objet des lignes qui suivent, s’il n’occulte pas les éléments de contexte, sera plus général et consistera à rendre compte du résultat de l’analyse collective qui a conduit à proposer deux stratégies possibles pour la mise en œuvre de la séance support. Pour cela nous nous proposerons une variation sur le travail de Blocher, Lefeuvre & Maisonneuve (2019).

La séquence produite comporte seize séances et l’exemple qui retient ici notre attention est issu de la séance trois. Lors des séances précédentes, les élèves se sont organisés en groupes et ont eu pour consigne de produire une paraphrase collective des premiers vers de la fable « le loup et l’agneau ». En fin de séance 2, le professeur a sélectionné quatre paraphrases de groupe pour alimenter la discussion de la séance à venir. La séance 3 a pour objet de stabiliser les éléments constitutifs de la paraphrase de classe. Plus précisément, cette séance est l’occasion de discuter de la paraphrase du premier vers de la fable : « Un agneau se désaltérait dans le courant d’une onde pure ».

Les élèves pour qui l’activité de paraphrase est inédite, ont accès à deux versions de la fable : celle écrite par Phèdre et celle de La Fontaine. Lors de la séance 2, comme le précisent Blocher, Lefeuvre et Maisonneuve (Ibid. p.) les élèves ont pour consigne d’« écrire la fable de La Fontaine avec vos mots […]. Il va falloir traduire avec vos mots la fable de La Fontaine, vers par vers. […]. Il n’y a pas nécessité de changer tous les mots de la fable. […]. Il faut traduire les mots difficiles ; vous avez le droit d’utiliser le dictionnaire[…]. Vous pouvez aussi vous servir de l’extrait de la fable de Phèdre[…].[la fable] est moins compliquée […]. Ça peut peut-être vous donner des indices pour votre paraphrase ».Cette consigne constitue ce que l’ingénierie a défini comme le contrat didactique de paraphrase. C’est précisément ces éléments contractuels qui vont être mobilisés par le collectif pour produire des stratégies contrefactuelles pour paraphraser le vers concerné. Le fruit du travail des élèves et du professeur lors de la séance 2 s’incarne dans la sélection que le professeur opère parmi les 8 paraphrases de groupe proposées. De sorte que, au début de la séance 3 (qui nous occupe pour l’occasion), les élèves effectuent un travail autour des 4 paraphrases suivantes (figure 54) :

Figure 54. Les 4 paraphrases sélectionnées par le professeur à l’issue de la séance 2

Une première activité pour les élèves consiste à surligner individuellement les équivalences entre la paraphrase et le texte source. Le lecteur est invité à visionner l’empan allant de 00 :18 :55 à 00 :33 :00 (temps de la séance) du SHTIS de la séance 3 à partir duquel le travail d’ingénierie a été réalisé :

La figure suivante (figure 55) illustre la manière dont les élèves surlignent individuellement les équivalences :

Figure 55. à droite, le travail individuel des élèves lorsqu’ils surlignent les équivalences paraphrase/texte source

A la suite de ce premier temps, un élève est appelé au tableau. Une discussion collective s’engage au sein du groupe classe pour savoir ce qu’il faut surligner. La figure suivante (figure 46) fait état de cette activité :

Figure 56. Discussion collective à propos des équivalences à surligner

Ce moment précis est repéré par Blocher, Lefeuvre et Maisonneuve (Ibid.) comme étant à la source de la nécessité de proposer des stratégies contrefactuelles à des professeurs qui auraient à mettre en œuvre la séquence produite.

Le problème porte sur la paraphrase du mot « onde ». Dans l’analyse conduite par les auteurs (Ibid.), c’est ce mot qui semble semer le trouble chez les élèves. En effet, ces derniers s’appuient sur une définition du terme inadéquate (onde comme onde physique), compte tenu du contexte fable. Les auteurs résument eux-mêmes leur analyse comme suit :

« Le problème de l’explication du mot « onde » est apparu lors du choix de paraphrase du second vers de la fable (« Dans le courant d’une onde pure »). Afin de résoudre ce problème, la professeure a demandé aux élèves, dans un premier temps, de chercher dans le dictionnaire la définition du mot onde. Ce recours au dictionnaire s’est révélé improductif. Il n’a pas permis de paraphraser le terme onde dans le sens voulu par La Fontaine. Dans un second temps, la professeure a proposé d’utiliser la traduction de la version de Phèdre qui recourt au mot « ruisseau ». Le terme « ruisseau » a été adopté par la classe comme paraphrase du terme « onde » sans que soit explicitement établi le lien entre « onde » et « ruisseau ». ».

A la suite du travail d’ingénierie, les auteurs sont alors conduits à proposer trois contrefactuels et leurs dénouements respectifs. Nous proposons, dans la figure à venir (figure 47) de représenter ces contrefactuels. Le lecteur notera que le scénario figurant en vert est celui qui a effectivement été suivi par le professeur :

* Dans les faits, la paraphrase retenue contient le mot « ruisseau » en lieu et place du mot « eau ».

Figure 57. Trois stratégies pour amener les élèves à voir le mot « onde » comme une équivalence du mot « eau »

Il est intéressant de noter que les scenarii sont perméables. Dans les faits (détourage vert), le professeur et les élèves empruntent conjointement des chemins appartenant aux stratégies n 1 et n 2.

Par ailleurs, comme l’ont mentionné Blocher, Lefeuvre & Maisonneuve (2019), les contrefactuels possibles dépendent d’une double dialectique entremêlant la position topogénétique du professeur et sa propension à taire ou dire les éléments du savoir poursuivis. Ici par exemple, on peut dire que le scénario n 1 conduit le professeur à dévoluer la situation aux élèves en adoptant une position topogénétique basse. De la sorte, le professeur s’appuierait sur des connaissances déjà-là des élèves, et sur le milieu matériel et symbolique présent dans la situation (le dictionnaire). Ce faisant le contrat initial (paraphraser le second vers de la fable de La fontaine) se voit actualisé par le recours au milieu agencé par le professeur.

Le scénario n 3, au contraire, relève d’une position topogénétique haute et d’une attitude à tendance expressive de la part du professeur. Nous aurions pu, au risque de surcharger le schéma déjà fort complexe, ajouter un gradient relatif à la chronogenèse. Dans le scénario n 3, l’avancée du savoir aurait été plutôt rapide par rapport au scénario n 1.

La pensée par contrefactuel, utilisée dans le registre de la didactique a pour principal l’intérêt de suggérer le creux d’une situation donnée. Prenons l’exemple d’un sillon tracé sur une feuille cartonnée. De manière générale, les études en didactique donnent à voir et à comprendre le plein du sillon, sa réalisation en relief. L’utilisation des contrefactuels permet quant à elle de donne régalement à voir et à comprendre le creux, une potentialité non réalisée. La classe, comme nous invitent à la considérer Blocher, Lefeuvre et Maisonneuve (Ibid.) « est toujours le lieu d’un ajustement entre le possible (le souhaitable) et le faisable ». La pensée par contrefactuels peut aussi nous inviter à reconsidérer les formes traditionnelles de la formation des enseignants. En positionnant d’emblée l’acte d’enseigner comme un ensemble de potentialités réalisables, il devient possible d’estomper l’effet excessivement normatif de certains apport des recherches en éducation.

En attendant, nous pouvons préciser les effets que ce type de travail peut avoir au sein de collectifs constitués en ingénieries. Cela sera précisément le propos du chapitre suivant.


Notes de fin de section

[1]             Foucault, M. (1963). Naissance de la clinique. Archéologie du regard médical.

[2]             Laennec à l’hôpital Necker ausculte un phtisique devant ses élèves (1816). Péristyle en Sorbonne. (Toile marouflée de Théobald Chartran).

[3]                    Rappelons qu’à l’époque de Corvisart, les techniques de radiographies n’existaient pas. Le recours au sens qu’est la vue par Foucault pour dire la manière dont le médecin pratique l’auscultation de l’épanchement peut donc surprendre.

[4]             Le terme épanchement est utilisé pour signifier la présence d’une « Collection liquide ou gazeuse dans un endroit inhabituel du corps » tel que le mentionne le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales

[5]                    Le chapitre suivant visera justement à préciser la manière dont les SHTIS sont des vecteurs de développement d’un style de pensée au sein des ingénieries.

[6]             L’ouvrage en question est disponible en ligne sur le site de la Bibliothèque Nationale de France (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5550316g/)

[7]             La phtisie est une forme de la tuberculose. Ici, il s’agit de la tuberculose pulmonaire.

[8]             Cette ascension de l’abstrait au concret est au cœur de notre travail doctoral. Non seulement d’un point de vue théorique, mais également d’un point de vue pratique, par la manière dont la rédaction de la présente thèse est pensée. La fin de cette section nous donnera l’occasion d’aborder cette forme particulière d’ascension.

[9]             Le séminaire en question a été impulsé par l’IUFM de Bretagne au début des années 2000. S’il se tient toujours à Rennes, dans les locaux de l’ESPE de Bretagne, les possibilités de visioconférences permettent à ce séminaire de rayonner dans différents foyers de la Théorie de l’Action Conjointe : notamment Brest, Marseille, Nancy, Toulon, mais aussi le Chili et le Laos.

[10]           Les termes « faits expérimentaux » ne doivent être entendus au sens d’une méthode expérimentale mais au sens de Dewey, c’est-à-dire comme des faits relevant de l’expérience.

[11]           Près d’une vingtaine d’années plus tard, Sensevy s’exprime sur cette citation en précisant qu’à « l’époque, je n’avais pas encore vu que cette mise en confrontation des singularités trouve son efficacité épistémologique dans la détermination d’exemples emblématiques » (correspondance personnelle, 2018).

[12]           Citation de Foucault (1963, p. 107)

[13]           Pour ne pas alourdir le propos et pour ne pas empiéter sur ce qui sera dit à la suite relativement aux apports de la TACD, nous ne reprenons ici que le contenu oralisé (écrit pour l’occasion) de la description. Dans les faits, la description opérée est hybride en tant qu’elle met en relation des descriptions textuelles et picturales.

[14]           Notons au passage l’exerciceinédit à notre connaissance – , auquel se prêtent actuellement les membres du collectif « séminaire action » que nous citions précédemment. Ces membres sont en effet réunis autour d’un projet de rédaction d’un ouvrage à paraître aux Presses Universitaires de Rennes. Parmi les procédés d’écritures que chaque texte respecte, se trouvent ces deux temps de description et de redescription. Ce type de travail à l’échelle d’un collectif, est suffisamment rare, nous semble-t-il, pour devoir être mentionné.

[15]           Sensevy (Ibid) mentionnait déjà en 2006 que l’entreprise serait collective.

[16]           La thèse de doctorat de Lefeuvre (2018) est d’une grande aide pour éclaircir ce que recouvre la dynamique d’ascension de l’abstrait au concret, chez Marx.

[17]           Parmi ces régimes, Foucault cite (1) la convenentia, régime qui fonctionne par ressemblance de proche en proche ; (2) l’aemulatio, qui, rompant avec la nécessité d’une proximité des éléments ressemblant comme le suppose la convenientia, fonctionnerait tel l’écho ou le miroir ; (3) l’analogie, mode de ressemblance sur lequel porte précisément notre propos ; (4) la sympathie, qui est de l’évidence, et qui, comme le souligne Foucault « le dangereux pouvoir d’ assimiler, de rendre les choses identiques les unes. aux autres, de les mêler, de les faire disparaître en leur individualité, – donc de les rendre étrangères à ce qu’elles étaient. La sympathie transforme » (1966, p. 39).

[18]           Selon Wikipédia, Pierre Belon est un naturaliste français né en 1517 et mort en 1564. On lui doit notamment un traité d’anatomie aviaire (1555).

[19]           Le choix s’explique également par le fait que le travail de Belon est celui d’un jeu avec la réalité. La mise à l’échelle nécessaire à la comparaison des deux squelettes est une forme particulière de ce jeu. Bien qu’elle puisse être une gageure pour tout anatomiste averti, elle n’en demeure pas moins d’une puissance redoutable pour comprendre la singularité de chacun des deux squelettes. En cela, ce jeu avec la réalité n’en est pas l’altération mais, l’augmentation.

[20]           Dans la note de bas de page n°43 du chapitre 6 [http://blog.espe-bretagne.fr/sensevy/sensdusavoir/LeSensDuSavoirChap6.pdf] du Sens du savoir, Sensevy (2011) décrit les germes d’un programme de recherche que pourrait se donner la TACD. C’est précisément une partie de ce programme que nous précisons ici et à laquelle nous souhaitions activement contribuer.

[21]           Nous utilisons ce terme dans le sens C proposé par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : « Hypothèse dont on ne sait à l’avance si elle est juste ou fausse, qui permet l’élaboration d’un raisonnement ». .

[22]           Si il n’est pas possible ici de produire l’épistémologie précise du concept, on peut retenir que ses usages sont variés. Ainsi, la question de la contrefactualité a été travaillée dans différents domaines tels que la physique, l’histoire (Livet, 2012), ou bien encore l’économie (Bono, 2012). C’est également une technique privilégiée des récits de fiction. Dans deux styles différents, le lecteur pourra se remémorer le film« un jour sans fin » réalisé par Harold Ramis et mettant en scène Bill Muray et Andy Mc Dowell, ou bien encore la série, plus récente, « 22.11.63 » tirée du roman éponyme de Stephen King.

[23]           Selon nos sources, l’identification de l’origine de ce symptôme est un exemple emblématique de la démarche clinique en médecine d’urgence.

[24] L’expression « dimension juridique » peut ici être entendue comme le reflet d’un système de normes définissant les techniques à mettre obligatoirement en œuvre

[25]           Le collectif du séminaire action, auquel nous avons déjà fait allusion, vient de finaliser l’écriture d’un ouvrage collectif où chaque contribution comporte une ou plusieurs stratégies alternatives lorsque l’on poursuit un enjeu de savoir.