SEGOUIN Pauline M1 Groupe 1

Parfois le nom d’un objet tient lieu d’une image. René Magritte

Posées sur une table : trois feuilles de Canson noir. Sur ces trois feuilles : une bouteille en plastique vide, un pot de yaourt vide, une banane en plastique et un morceau de filet de pêche. Devant cette table, devant ces objets, devant ma feuille format raisin, devant la consigne qui veut me faire dessiner ces objets de trois façons radicalement différentes, je me sens tout à coup un peu dépourvue. Il y a, sur la table, des pinceaux et de l’encre de chine. Alors je m’en saisis et commence à dessiner ces objets. J’arrête. Dessiner : je ne suis pas très à l’aise. Alors, j’avise du papier noir, des journaux, une paire de ciseaux rangés sur des étagères. Je décide de découper ce papier coloré et des lettres dans les journaux afin de reproduire avec les caractères typographiques ce qu’il y a devant moi. Bientôt, je m’arrête : suis-je vraiment en train de dessiner ?

Pendant plusieurs semaines, je laisse de côté cette grande feuille, ces quelques traits à l’encre de chine et ce mot –banane – découpé dans un vieux numéro du Monde. La direction prise ne me convient pas. Ayant trop vite troqué le crayon pour les ciseaux, la représentation figurative des objets pour les mots, j’ai le sentiment d’avoir contourné le sujet. Dessiner, je dois dessiner. Alors, je fouille chez moi. Je trouve une bouteille en plastique pleine, un pot de yaourt vide, un filet à provisions, des flotteurs et une vraie banane un peu trop mûre. Je dispose le tout sur du papier noir. La sensation désagréable du vide blanc et uniforme ressentie face au format raisin me conduit à préférer un plus petit format. Je déchire trois pages d’un carnet de croquis.

Première feuille : je décide de dessiner le plus fidèlement possible les objets posés devant moi. Cette décision implique de reproduire non seulement la forme mais aussi la couleur des objets de ma nature morte. Je choisis donc d’utiliser le pastel gras. La bouteille surtout m’intéresse. L’eau provoque des reflets complexes. Je mélange les couleurs : blanc, bleu clair, bleu foncé, un peu de noir. Je suis enthousiaste, il me semble obtenir quelques nuances intéressantes. Mais très vite je dois m’arrêter. Le papier, comme saturé, ne reçoit plus aucune de mes touches de couleur. Ce problème se répète au moment de représenter mon filet à provisions transformé en filet de pêche. J’espérais obtenir un gris subtil en dessinant les mailles au pastel blanc sur le fond noir représentant les feuilles. Mais, de nouveau, la matière sature le grain du papier. Cependant, l’effet mat obtenu me semble évoquer de manière intéressante le filet qui apparaît ou disparaît selon l’orientation de la source lumineuse. Je dois de toute façon m’en satisfaire : il n’y a pas moyen d’effacer.

Sur la deuxième feuille, je veux me laisser tout le loisir d’hésiter, d’effacer, de recommencer… Je choisis un crayon de graphite 2B et me rassure par la présence d’une gomme à portée de main. Mais la surface blanche du papier me semble monotone. Je ne vois pas quoi en faire. Je ne sais où poser mon crayon. Alors, je saisis mon crayon à sa base, juste avant la mine et je l’incline presque à l’horizontale. La mine retournée sur sa tranche épouse plus complètement le papier que posée sur sa pointe. J’entreprends ainsi de colorier en gris la surface de ma feuille. Un mouchoir en papier en guise de buvard, j’essaie de faire disparaître les différentes nuances de gris nées de la pression inégale de mon crayon sur la feuille. J’essaie ainsi de créer un fond uni pour ma nature morte. Puis j’esquisse sur ce fond la silhouette de la bouteille. Un trait de trop : je veux l’effacer mais emporte avec lui une partie du fond. J’ai tout gâché. Devant moi se présentent deux possibilités : recommencer tout depuis le début ou continuer à tailler à la gomme le fond gris de lambeaux. Séduite par l’irréversibilité de mon geste malheureux, je décide de continuer à gommer pour dessiner. Il y a comme un plaisir à prendre ainsi à rebours le dessin, un plaisir à utiliser les outils qui y sont spontanément associés et d’avoir l’impression non de dessiner mais de sculpter des formes dans le papier. Le résultat me plaît, il me semble avoir obtenu le négatif de mon dessin précédent.

Sur la troisième feuille, je décide de revenir à ce qui, depuis le début de cet exercice, m’attire presque irrésistiblement : la représentation de l’objet par les lettres, par le mot. J’abandonne l’idée du découpage des lettres dans le journal. Il me semble que le mot suffit, qu’il n’y a pas besoin d’effets supplémentaires. A l’aide d’un feutre fin de couleur noire, je décide d’écrire les mots désignant les objets que je dois représenter. Le choix de la couleur m’a semblé important. Le noir m’a paru être la teinte la plus neutre ne suggérant rien de plus au spectateur que le geste de l’écriture. J’essaye, par la place qu’ils occupent dans l’espace de la feuille, de traduire la disposition des objets les uns par rapport aux autres, leurs différences de tailles et de plan. Ainsi, je superpose tout en les décalant vers la droite et vers le bas les mots bouteille, pot de yaourt et banane afin de traduire la hauteur de la bouteille et l’imbrication du pot de yaourt et de la banane. La position centrale de la banane et sa couleur jaune qui attire l’œil justifient des lettres plus grandes que pour les autres mots. Présentée seule, cette représentation constitue une énigme visuelle. Présentée avec les deux autres représentations, elle suggère la perte progressive et inéluctable de l’objet. Je m’aperçois en effet que le but de mon geste depuis la seconde représentation a été d’organiser la disparition de l’objet, d’abord en utilisant la gomme plutôt que le crayon et ensuite en préférant le mot à l’objet.

Je choisis alors de disposer mes trois dessins à la verticale dans l’ordre chronologique de leur réalisation. Puis, j’inverse cet ordre. Il me semble plus intéressant de proposer en premier les mots et d’inviter à retrouver la forme des objets puis leur couleur. Ainsi, un jeu sur l’ambiguïté des rapports entre la représentation et l’objet réel me semble se créer lorsque le travail est présenté de cette manière.

Querelle des Universaux, René Magritte, huile sur toile, 1928, Centre Pompidou, Paris
Querelle des Universaux, René Magritte, huile sur toile, 1928, Centre Pompidou, Paris

http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-surrealisme/image05.htm

Cette démarche peut être rapprochée de la Querelle des Universaux, huile sur toile du peintre belge René Magritte datant de 1928 et conservée au Centre Pompidou à Paris. Sur un fond brun est représentée une étoile blanche à cinq branches cantonnée de quatre tâches d’un brun plus foncé sur chacune desquelles est écrit un mot feuillage, cheval, miroir et convoi. Cette composition apparaît bien énigmatique. Le spectateur se voit obligé de reconstituer à partir des indices lexicaux du tableau la représentation des objets voire de la scène qu’ils composent. Cette œuvre s’inscrit dans une réflexion importante dans l’art de Magritte sur la question des liens entretenus entre les objets réels, leur image et leur nom. Il a ainsi réalisé plusieurs peintures-mots qui déclinent ce même jeu ambigu interrogeant les rapports entre modèle et image, question qui court tout au long de l’Histoire de l’art. D’ailleurs, ce problème, l’artiste l’aborde de manière plus détaillée dans un article paru en décembre 1927 dans la revue La Révolution surréaliste, intitulé « Les mots et les images ». Ainsi, tout comme peut l’être la Querelle des Universaux, je peux rapprocher mon travail d’une affirmation de cet article : Parfois le nom d’un objet tient lieu d’une image. http://homes.chass.utoronto.ca/~mfram/Pages/3035a-pix.html .  Cet article, accompagné d’esquisses, décline avec vivacité les jeux que propose l’artiste entre modèle et représentation. Mon travail se situe dans cette même perspective où le dessin permet d’essayer, d’effacer, de jouer avec les différentes représentations d’un même objet avant de passer à une représentation peinte plus définitive. C’est tout le loisir que je me suis accordé à partir de la consigne initiale.

Une réflexion sur « SEGOUIN Pauline M1 Groupe 1 »

  1. Bonne démarche exploratrice.
    Citations judicieuses à la révolution surréaliste orchestrée par René Magritte.
    pascal BERTRAND

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